dimanche 21 août 2011

Lisez-vous à l'international ?


Partie en vacances, l'équipe éditoriale de Tintamar(r)e a laissé les clés de la rédaction à son dernier recruté, avec pour mission d'écrire un chouette article pour la fin de l'été. Défi relevé par Isaiah qui nous fait découvrir son métier, celui de la traduction, en compagnie de deux autres témoins.





Vous lisez sûrement des romans traduits. Vous regardez sûrement des films doublés ou sous-titrés. Vous jouez sûrement à des jeux localisés, c'est à dire traduits et doublés. Pourquoi peste-t-on régulièrement sur la mauvaise qualité d’une traduction ? Qui sont les gens de l’ombre qui font le pont entre l’œuvre source et le produit que vous achetez ? Cédric et Mandesandre sont de ce peuple de passeurs. Et ils ont accepté de dévoiler les secrets de leur métier au public de Cocyclics ! Vous y apprendrez tout sur le blanc, les averses de cruches et les enfants zombies…
Moi-même traducteur anglais/français (avec un parcours semblable aux débuts de celui de Cédric), j’ai saupoudré leurs interventions de commentaires…

Quel traducteur êtes-vous ?

Mandesandre : Je traduis de l'espagnol vers le français et de l'anglais vers le français, principalement en littérature de l'imaginaire. Même si j'ai également traduit un peu dans le domaine technique (jeux vidéo) et de la BD.

Cédric : Je suis traducteur littéraire anglais/français pour le jeu vidéo et les littératures de l’imaginaire depuis un peu plus de quatre ans.


C’est quoi, un traducteur ?

M : Un traducteur, c'est avant tout un adaptateur. Il retranscrit du contenu textuel d'une langue à une autre, en essayant, au mieux, de conserver le sens et de rendre également la « saveur » du texte d'origine dans la langue cible. Il s'agit, pour des textes littéraires, de faire en sorte que le style soit respecté et que l’œuvre traduite soit fluide.

C : Plus concrètement, et dans le cadre qui nous intéresse (celui de la littérature), c’est un maillon de la chaîne de livre : la personne qui va adapter un texte en langue étrangère. Le terme d'adaptation est capital.


Mes camarades ont tout dit, si ce n’est le statut légal du traducteur : c’est un auteur à part entière.

Passons à la question suivante… Comment devient-on traducteur ?

M : J'ai commencé à traduire des nouvelles dans la revue Borderline, en 2004 ou 2005. Le fait que j'aie accès aux textes espagnols et sud-américains lui semblait en effet une opportunité fantastique pour le fanzine, qui cherchait à mettre en avant des textes sortant du lot. J'ai ensuite monté ma propre anthologie entièrement composée d'auteurs hispaniques, Trafiquants de cauchemars. De ce que j'ai pu voir, un certain nombre de traducteurs littéraires du milieu de l'imaginaire n'ont pas forcément fait des études de traduction, mais ont, plus largement, suivi un cursus littéraire et sont souvent des lecteurs passionnés dans telle ou telle langue. Il y a donc souvent un côté « autodidacte » dans la démarche.

C : Je pense qu’il y a autant de façon de devenir traducteur que de façons d’accommoder les œufs : certains ont fait des études supérieures de traduction, d’autres maîtrisaient simplement la langue pour diverses raisons (vie à l’étranger, parent d’une autre nationalité, facilité naturelle pour les langues, etc.) et ont décidé de tenter le coup… Pour ma part, durant ma 2e année de Master 2 d’Anglais littéraire (Langue Littérature et Civilisation Étrangère mention Anglais, si cela peut intéresser quelqu’un), j’ai répondu à l’annonce d’une multinationale spécialisée dans le sous-titrage audiovisuel (films, séries, documentaires, etc.) qui recherchait des traducteurs. Ils m’ont envoyé un test, l’ont corrigé, puis m’ont embauché en tant que traducteur indépendant. C’est une façon de faire quasi systématique : prise de contact/test/correction/embauche si satisfait. Le CV, c’est sympa, mais ce qui intéresse vos employeurs, c’est… que vous sachiez traduire un texte ; et lorsque vous n’avez pas encore d’expérience dans le milieu, il est difficile pour vos clients de savoir à qui ils ont à faire sans vous évaluer.


Comment traduit-on ?

M : Avant toute chose, on lit le texte, notamment pour s’en imprégner et aussi pour ne pas avoir à le découvrir au fur et à mesure, ce qui peut entraîner un certain nombre de problèmes désagréables (on se rend par exemple tardivement dans la traduction que tel mot n’est pas à prendre dans tel sens, mais dans un autre sens, au moment où le contexte permet de le savoir).

C : Cela dépend des clients et des secteurs. Dans le jeu vidéo, on reçoit souvent un fichier contenant le texte en anglais, et on rédige la traduction directement dedans. Pour l'édition littéraire, c'est différent : en général, je reçois le roman en .pdf, je le fais imprimer et relier, puis je prends quelques jours pour me familiariser avec. C'est comme pour l'écriture, finalement : lorsque vous connaissez vos personnages et le contexte dans lequel ils évoluent, votre récit est tout de suite plus cohérent et crédible. Puis je traduis le texte dans Word en suivant les recommandations de mise en forme du client. Une fois la traduction terminée, j'envoie le fichier par mail et j'attends… Quelques jours plus tard, le fichier me revient avec les notes du correcteur : je valide ou invalide les corrections, je renvoie le fichier, puis… j'attends encore ! Rapidement me parviennent enfin les épreuves comprenant les dernières corrections à effectuer (fautes de frappe, de ponctuation, etc.). À ce stade, je ne peux plus toucher au texte : je dois simplement vérifier que tout va bien, et prévenir les correcteurs d'éventuelles bourdes que j'aurais pu remarquer. Ensuite je renvoie le fichier… Et j'attends impatiemment que le livre sorte !


Notons les délais. Dans l’édition, un roman peut prendre de trois à six mois, une BD se traduit en plus ou moins 3 semaines. Quant au jeu vidéo… Les projets sont de taille variable, entre 1 000 et 600 000 mots… Et les délais sont très serrés. Le travail est effectué en équipe ; on constitue une base de termes spécifiques à tel ou tel jeu, que l’on remet à jour en permanence. Un coordinateur chapeaute le tout et harmonise les contenus… Là, je sais ce que vous allez me dire…

Plusieurs traducteurs ? Argh ! Sur les romans aussi ?

C : Eh oui… Même s’il y a toujours des correcteurs pour uniformiser la traduction ensuite, ils ne peuvent pas se permettre de se lancer dans une réécriture totale du roman. On aura donc régulièrement des œuvres dont le style varie à mi-parcours. Puisque je vous dis que ce hit devra sortir dans deux mois ! Peu importe le rendu final : à trois, ça va plus vite. L'important, souvent, c'est de proposer : peu importe ce que l'on propose. Regardez dans vos supermarchés : vous trouvez une grande variété de fruits et légumes, et qu'importent qu'ils soient tous ignobles.

M : Ça m’est arrivé sur le Terminator Sous les cendres que j’ai traduit pour Milady… Il y avait plusieurs traducteurs pour le livre précédent, Terminator 4.


S’il veut garder ses lecteurs, un éditeur avisé qui change de traducteur s’efforcera d’en choisir un dont le style ne s’éloigne pas trop du précédent, pour éviter trop de rupture. Il existe aussi de nouvelles traductions, car une traduction vieillit, autant qu’un texte, voire plus. Prenez celle de
l’Attrape-cœurs de Salinger, elle a pour narrateur un jeune homme qui lâche des « car » et des « néanmoins » à longueur de phrase (alambiquée). Aujourd’hui, cela ne semble plus crédible, d’où la nécessité de nouvelles traductions, donc de repartir de zéro. De même, un traducteur peut proposer de nouvelles trads à un éditeur. C’est le cas de David Camus, qui s’attaque à Lovecraft : http://www.cafardcosmique.com/David-Cam ... retraduire
D’autres questions sont souvent posées aux traducteurs, parce qu’elles touchent directement au microcosme de niche de la SFF… Par exemple, les traducteurs ont-ils des contacts avec les auteurs ?

M : Parfois. Cela permet de lever un certain nombre de doutes possibles sur des néologismes ou expressions pouvant poser problème au traducteur. Parfois aussi, le traducteur peut être amené à signaler des fautes ou incohérences à l’auteur, même sur des textes déjà publiés dans leur langue.

C : Dans le jeu vidéo, le traducteur pose une question dans un fichier, le fichier repasse par le client qui répond s'il le peut, et s'il ne peut pas, il l'envoie à l'auteur qui répond. Puis le fichier revient au traducteur qui, selon les cas, jubile ou s'arrache les cheveux parce que la réponse est vaseuse. Dans l'édition, il y a peut-être possibilité de contacter l'auteur via l'éditeur, mais je pense que c'est extrêmement compliqué.


Les contacts avec les auteurs dépendent pour beaucoup des auteurs eux-mêmes. Les auteurs anglophones sont plus traduits, plus sollicités, et ont plus souvent recours à des agents que les auteurs de langues plus rares. Les auteurs de langue espagnole sont donc plus facile à contacter pour les traducteurs… imaginez, c’est un peu comme essayer de rencontrer le maire d’un village de 200 habitants et celui d’une ville d’un million d’habitants ! Question suivante…
Comment traduire les références culturelles et les jeux de mots ? Ce doit être dur, non ?

C : Si le jeu de mots est drôle, il commence par rigoler. Ensuite, il arrête de rire et il pleure parce que c'est intraduisible ! Le plus souvent, il faut trouver des correspondances culturelles. Mais les traductions les plus réussies, à ce niveau, sont celles qui analysent le jeu de mots plus en détail, celles qui les réinjectent dans le jeu de mots en français. Peu importe, presque, la forme que cela prendra. L'important, c'est le sens et l'impression que cela laisse au lecteur. Si un petit zombie dit à son père Goodbye, Deaddy ! (Deaddy - déformation de Daddy et de dead), on traduira, par exemple, par « Au revoir, Trépapa ! »

M : Il doit trouver un moyen de contourner la difficulté, en trouvant un autre jeu de mots, quitte, à l’extrême limite, à adapter un peu la situation dans le texte en français. Pour une micronouvelle de Brice Tarvel, par exemple, que j’avais traduite vers l’espagnol pour le blog Químicamente impuro, je devais adapter l’expression « tomber des cordes », qu’il avait utilisée dans une métaphore filée. Cela devenait llover a cántaros. Cántaros signifiant cruches, le personnage, qui était une princesse dans les nuages ne pouvait donc plus, en espagnol, être une fille avec les cheveux poussant jusqu’à devenir des cordes… Non, c’était, en espagnol, une amatrice de la poterie.


Dernière question ! Quelle est la différence entre une bonne et une mauvaise traduction ?

M : Il y a deux contraintes. D’une part, respecter le texte source et d’autre part respecter la langue cible. Il faut parvenir à rendre un texte fluide en français, qui soit correct grammaticalement et qui retranscrive au mieux le style de l’auteur, ainsi que les spécificités culturelles. Parfois, au niveau syntaxique, ça peut être sympathique aussi ! Quand je lisais Cortázar, que j’ai découvert à la fac, je me demandais comment diable on pouvait le traduire en français, parce que pas mal de ses textes sont construits sur le principe du stream of consciousness [NDLR : flux de pensée ou courant de conscience, style attribué entre autres à James Joyce et Virginia Woolf]. On suit la pensée du narrateur, comme si on était dans sa tête, ce qui donne lieu à des ellipses et une structure syntaxique purgée d’une partie de sa ponctuation. La langue espagnole me semble plus souple syntaxiquement parlant et tolère, plus que le français, d’être « triturée ».

C : Il faut garder en tête que la traduction est à la fois un acte de communication et un acte de transposition. Manquez une de ces deux dominantes équivaut à proposer une tartiflette à vos amis en plein mois d’août. Manquez les deux, et non seulement vous leur avez proposé une tartiflette au mauvais moment, mais en plus, vous aviez oublié qu’ils faisaient tous du mauvais cholestérol. Aucun puzzle-langue n'est identique, et qu'il est quasi systématiquement impossible de faire se superposer deux pièces d'une langue à l'autre. En résumé : la traduction parfaite n'existe pas. Un exemple très discuté mais très parlant est celui de la notion de « blanc » chez les esquimaux. Dites « blanc » à un francophone, et il aura bien du mal à visualiser plus de trois ou quatre nuances de blanc : le blanc cassé, le blanc immaculé (cher à pas mal d'auteurs !), le blanc… Je sèche déjà ! Les esquimaux, eux, qui vivent dans un environnement de neige, de glace et de banquise, en imaginent d'emblée treize ou quatorze variantes ! À la vérité, aujourd'hui, je pense que le principal obstacle à une bonne traduction ce n'est pas la compétence du traducteur, mais l'argent ! Le traducteur est souvent considéré comme l'ultime rustine pas bien fraîche de la dernière roue du carrosse. Pour beaucoup de gens, la traduction, ce n'est quand même pas bien compliqué. Et inutile de leur expliquer le truc des esquimaux ! Non, non : c'est un job facile, alors il faut le faire vite, et ne pas râler si on gagne moins que le smic. Du coup, on nous propose des doses de travail irréelles pour peu d'argent, et on se retrouve à traduire 600 pages en 2 mois. C'est absurde, c'est bâclé : c'est mauvais. Ben oui, mais il faut que tel « hit » soit sur le marché dans deux mois, alors : au turbin ! Et si un traducteur dit non ? Eh bien les clients en trouvent un autre, et notre frigo nous engueule. Alors on dit non une fois, deux fois, par principe, parce qu'on aime ce qu'on fait ; on se bat pour quelques centimes de plus par feuillets, et puis finalement, on dit oui… parce qu'il faut bien manger.
Bref : une mauvaise traduction, c'est une traduction réalisée, au choix (et vous pouvez cocher plusieurs cases) : par un traducteur qui ne maîtrise pas la langue source (l'anglais le plus souvent), par un traducteur qui ne maîtrise pas la langue cible, par un traducteur pressé.


Maintenant, vous savez. Vous pourrez toujours pester contre une traduction approximative ou vous extasier sur du blanc esquimau immaculé plus vrai que nature, mais au moins, vous saurez pourquoi ! Merci à Cédric et Mandesandre d’avoir accepté de répondre à cette interview !


Isaiah et l’équipe Tintamare


Illustration : http://tout-metz.com/personnages/monsu-desiderio