vendredi 8 novembre 2013

Secrets d'anthologistes : Jean-Pierre Fontana.

Crédit photo : Fabienne Rose
Difficile de présenter en peu de mots Jean-Pierre Fontana : écrivain (La geste du Halaguen, Shéol, La femme truquée, La Jaune, Quand pleure le crépuscule etc. ainsi qu’une série de romans en collaboration avec Alain Paris au Fleuve Noir), nouvelliste (une anthologie intitulée Souvenirs de Demain est parue en 2012 chez Armada) anthologiste (Demain l'Italie... - Éd. Opta ; Le livre d’Or de la science-fiction italienne - Pocket, plus deux recueils de nouvelles de Robert F. Young chez NéO : Le pays d'esprit & Le Léviathan de l'espace), fondateur du « Grand Prix de la Science-fiction française » en 1974 devenu depuis le « Grand Prix de l’Imaginaire » qu’il préside, directeur de revue depuis le mythique Mercury (1965-1968), organisateur du premier « Congrès de la Science-Fiction Française » à Clermont-Ferrand en 1974 (évènement qui devint la Convention Française de SF et de fantasy qui existe toujours aujourd’hui) et de nombreux Festivals (1972, 1976, 1977, 1988), il codirige avec Jean-Pierre Andrevon la revue Lunatique, qui parait désormais deux fois par an sous l’égide de Galaxies. Ajoutons à cela ses activités de critique dans diverses revues, de préfacier (Les Formiciens de Raymond de Rienzi, Tschaï de Jack Vance, avec son ami Jacques Chambon, entre autres), de chroniqueur et rédacteur pour « l’Écran Fantastique » et on aura une petite idée de la carrure du monsieur (1). Infatigable promoteur et défenseur de l'Imaginaire, cinéphile érudit (il vient de participer à la rédaction du monumental et très attendu Cent ans et plus de cinéma fantastique et de science-fiction de Jean-Pierre Andrevon - aux éditions Rouge Profond), il a eu la gentillesse de bousculer son agenda pour répondre aux questions de notre envoyée spéciale, Mariedelabas (MDLB).


MDLB : Comment es-tu arrivé à diriger des anthologies plutôt que de te consacrer à 100 % à ton œuvre personnelle ?
JPF : D’abord, les deux choses sont passionnantes. Quand tu écris, c’est que tu as quelque chose à dire, à évacuer. Mais je suis aussi un lecteur depuis mon plus jeune âge. Alors, quand il t’arrive, tout à coup, comme une bénédiction, la possibilité d’éditer un certain nombre d’auteurs, et donc de lire des textes qui vont te plaire, c’est une chance. Je l’ai eue très jeune car, au retour du service militaire, très rapidement, j'ai commencé à écrire des nouvelles dans des fanzines, et j’ai créé mon propre fanzine qui s’appelait Mercury . À l'époque, j’ai eu la chance d’avoir quelques auteurs connus qui ont accepté de publier dans les pages de Mercury (NDLR Michel Demuth, Jacques Chambon, Pierre Versins, Maurice Limat, Nathalie Henneberg... entre autres), et j'ai eu également deux collaborateurs qui m’ont permis d’évoluer moi-même. Également, j’ai eu l’occasion d’avoir des contacts avec un certain nombre d’auteurs italiens. Au travers d’une revue, j’ai effectué un premier travail d’anthologiste en quelque sorte.
Puisqu'on parle d’anthologie, j’ai réalisé deux numéros de Mercury en hommage à Jean-Louis Bouquet, et c’était bien un travail d’anthologiste puisque j’effectuai un choix parmi ses œuvres.
Par la suite, compte tenu de ces expériences et du fait que j’avais des correspondants italiens, Michel Demuth, qui était un des rédacteurs en chef des éditions Opta m’a demandé de réaliser un numéro spécial de Fiction consacré à la science-fiction italienne. Cela avait déjà été fait auparavant par Roland Stragliati, et j’ai donc travaillé sur une deuxième anthologie d’auteurs italiens avec Lino Aldani qui m’a aidé dans la sélection des textes. J’ai traduit la plupart des textes avec la collaboration de quelques autres personnes.
Quelque temps après, Jacques Goimard qui dirigeait la collection des « Livres d’Or de la science-fiction » m’a demandé d’en réaliser un pour la SF italienne, qu’on a appelé d’ailleurs « l’Opéra de l’Apocalypse ». Et là aussi, j’ai de nouveau effectué un travail d’anthologiste, toujours avec l’aide de Lino Aldani avec qui lequel j'avais noué de véritables relations amicales et parce que je n’avais pas la possibilité de disposer de tous les textes parus en Italie. Donc il a réalisé une présélection et moi ensuite j’ai fait un choix.
J’ai eu encore d’autres sollicitations suite à mes propositions, en particulier aux Nouvelles Éditions Oswald où j’ai réalisé deux anthologies de nouvelles de Robert Young. Ces anthologies ont été établies avec des textes déjà publiés, mais sur 20 ou 30 ans, donc c’était intéressant de les organiser et à chaque fois j’ai rajouté une nouvelle inédite que Robert Young m’avait envoyée.
Finalement, je me suis retrouvé un beau jour à m’occuper d’une revue qui s’appelle Lunatique, qui est devenue maintenant Lunatique/Galaxies. Le travail de rédacteur de revue n’est pas tout à fait un travail d’anthologiste, mais il y a un choix de textes à effectuer et une certaine disposition à leur donner.
Dans ce cadre particulier, nous allons prochainement publier un numéro spécial qui est une anthologie de nouvelles italiennes. Et nous allons continuer dans ce sens-là, pour nous concentrer soit sur des auteurs soit sur des pays. Par contre, je n’ai pas eu l’occasion de consacrer un numéro à un thème particulier. Mais, dans le fond, quand on publie une revue, on essaie quand même d’avoir une certaine ligne directrice.

MDLB : Ta motivation pour diriger des anthologies, c'est donc ton "plaisir de lecteur" ?
JPF : Bien sûr, et un plaisir de découverte. Dans des anthologies, tu as deux cas de figure : soit tu découvres des textes que tu ne connais pas, soit tu choisis parmi un certain nombre de textes ceux qui te plaisent le plus ou ceux qui correspondent le mieux à ce que tu veux dire.
Cela a été le cas quand j’ai préparé mes anthologies sur Robert Young par exemple.

MDLB : Comment s’effectue le choix du thème ? Pour l’Italie, tu es d’origine italienne, tu traduis cette langue, donc c’était naturel ?
JPF : Oui, depuis le début des années soixante je suis en contact avec des auteurs italiens. J’en ai invité en France. Je ne lis pas tout ce qui parait, mais j’essaie au moins de me tenir au courant. Avoir des correspondants là-bas facilite les choses. Et je dois dire que j’adore la science-fiction italienne, elle est complètement différente de la science-fiction française. Cela n’a rien à voir, elle est beaucoup plus régionaliste. Un écrivain qui habite à Bologne, un qui habite en Sicile ou un qui habite à Rome ou à Venise écrit des choses très différentes. Je prends un exemple avec Renato Pestriniero, qui habite Venise : presque toutes ses histoires se passent à Venise. J’avais publié un texte d’un auteur de Rome dont la nouvelle s’appelait « Le dernier pape ». Dans cette histoire, la chrétienté n’existait quasiment plus, mais par contre, exactement comme les journées du Patrimoine, les gens allaient visiter le Vatican, et on surveillait ce que faisait le pape à travers de petites lucarnes. Cela s’appelait le peep pope show. C’était assez extraordinaire… Mais il n’y a qu’un Italien qui pouvait penser à ça !
Je me souviens d’une nouvelle d'Aldani, qui lui vivait du côté de la Lombardie. Il faisait allusion dans ce texte, que j’avais traduit sous le titre Bigaré de Rouge, à une république qui pendant la guerre (alors qu'historiquement il y avait eu la république des fascistes) avait été fondée par les résistants. Les écrivains italiens, souvent, immergent leur histoire dans leur terroir. Dans le prochain numéro de Lunatique qui va être consacré à la SF italienne, il y aura deux nouvelles qui sont de ce genre : une de Renato Pestriniero qui se passe dans une Venise complètement polluée et une de Valerio Evangelisti où, dans un régime totalement contrôlé par les mafias, elles se livrent à des combats entre elles. Lui habite à Bologne où il s’est passé pas mal de choses. Donc on ne trouve quasiment pas en SF française ce caractère régionaliste et c’est ce qui me plait en SF italienne.

MDLB : Après, sur le choix du sujet, par exemple pour Robert Young…tu éprouvais un intérêt pour l’auteur...
Aah, pour Robert Young (Robert Franklin Young, NDLR), j’ai adoré ce qu’il écrivait, j’ai eu des larmes aux yeux avec « Petit chien perdu », et puis tu as des textes comme «L’ascension de l’arbre », « La déesse de granit » qui sont absolument extraordinaires, ou « Le pays d’esprit ». C’était quand même un auteur qui a eu 80 ou 90 nouvelles publiées dans Fiction ou Galaxie, un des auteurs phare de l’époque. En plus, ce qui est assez extraordinaire, c’est que même son exécuteur testamentaire ne connaissait pas sa profession. J’ai lu un jour dans une introduction ou une préface, qu’il croyait qu’il était concierge dans un lycée. Alors c’est possible qu’il l’ait été à la retraite puisqu’il habitait du côté des Grands Lacs. Mais moi, j’ai des correspondances avec Robert Young dans lesquelles il m’explique bien qu’il est ingénieur dans une fonderie ou une aciérie. Donc en Amérique finalement ils ne le connaissent pas, il était un peu à l’écart du milieu de la SF américaine. Cela dit, il a publié dans Astounding, dans Analog ou Galaxy mais aussi dans des journaux ou revues qui n’avaient rien à voir avec la SF.

MDLB : étonnant, car de nos jours on a l'impression qu’un auteur américain commence par avoir du succès dans son pays, puis on le traduit très vite et on le vend chez nous...
JPF : Pour lui ça n’a pas marché comme ça. Du reste il n'a pratiquement pas écrit de romans, ou très peu. Par exemple, La quête de la Sainte Grille, qui a été publiée chez Opta, n'a jamais été publiée aux États-Unis. C'est pour ça que je voudrais arriver à publier l’intégrale de son œuvre. Par exemple, la seule nouvelle inédite que j’ai publiée car j’ai pu me la procurer par Robert Soubie, et dont le titre original est «The Dandelion Girl» (NDLR : « La fille aux cheveux d'or », disponible dans Lunatique 78/79 chez EONS) est une des deux ou trois plus belles nouvelles que je connaisse sur les paradoxes temporels, une histoire d'amour magnifique.

MDLB : Comment fait-on le choix des textes, et celui de l'ordre du sommaire ?
JPF : Déjà, on prend celles qui plaisent… Les nouvelles peuvent avoir des défauts, qu’on peut toujours corriger, mais c'est une question de coup de cœur, particulièrement pour les nouveaux auteurs. Dans le fond, je reçois des textes, j'en lis plusieurs, ceux qui me plaisent (on est au moins deux à lire), sont mis de côté pour les publier dans un numéro à venir. Quelquefois on prévoit pour un numéro précis, mais on peut avoir un problème de place, et dans ce cas on le repousse au numéro suivant.
Il faut aussi donner un rythme, on ne va pas sélectionner deux nouvelles qui sont d'un thème ou d’un style un peu voisin ; on va tâcher de donner une certaine alternance. Le choix des textes tient compte de ces différents éléments.
Pour l'ordre : à la limite, aucune anthologie ne peut se faire de la même manière. Dans certaines anthologies on va mettre en premier un coup de poing, de façon à donner tout de suite envie au lecteur d'aller plus loin. Ensuite, c'est comme une espèce de courbe. À quel moment va-t-on placer le point d'orgue, au goût de l'anthologiste évidemment ? Au début, au milieu ou à la fin ? C’est totalement différent d’une anthologie à une autre.
Pour le spécial Italie qu'on va sortir, c'est plus Pierre-Jean Brouillaud qui m'a fait l'essentiel des traductions et c'est lui qui en a organisé l'ordre, sous ma direction. Nous avons prévu une espèce de montée en puissance, avec une ou deux grosses surprises quand on arrive à la fin. Nous avons essayé d'éviter d'avoir deux coups de poing à la suite, il faut aussi laisser des respirations. C'est un peu comme une partition musicale. Après, c'est ce que l'anthologiste ressent... Le lecteur, je ne sais pas ! Et puis il y a des lecteurs qui ne lisent pas dans l’ordre, que ce soit en fonction du titre ou d'une autre raison. Quelquefois certains commencent par la fin, cela m’arrive à moi aussi de ne pas lire dans l'ordre !
J'ai lu dernièrement un recueil de nouvelles, celui de Nina Allan (NDLR Complications chez Tristram). À part la première qui est presque hors sujet, ensuite on retrouve des personnages et un thème commun à propos des horloges avec une montée en crescendo et la conclusion.
C'est à l'anthologiste ou à l'auteur, s'il est son propre anthologiste, de l'organiser. Par exemple quand j'ai fait mon recueil, je l'ai organisé selon des thèmes.
Dans une revue, ce n'est pas tout à fait pareil. Dans Lunatique, on essaie de ne pas mettre les nouvelles dans n’importe quel ordre. Par exemple dans Fiction, ils passaient la science-fiction en premier et ils mettaient le fantastique à part.

Anecdote particulière :
En 1978, en partant en Italie où je devais rencontrer à Rome, pour L'Écran Fantastique, Luigi Cozzi qui allait sortir son film Starcrash, j'ai fait une halte à San Cipriano, proche de Pavie, pour un petit bonjour à mon ami Lino. Il habitait à quelques pas du Pô où, autrefois, il possédait une de ses barques de pêcheurs comportant une sorte de cabane pour, éventuellement, y passer la nuit. Suite au naufrage de cette embarcation vieillissante, il avait pu récupérer l'abri de planche et l'avait installé dans son jardin. Depuis, c'était dans ce cabanon qu'il se retirait pour trouver l'inspiration et écrire. On n'imagine pas toujours comment et où les écrivains travaillent. J'avais été très touché qu'il me conduise dans son « sanctuaire ».


(1) : Il a même enseigné les littératures fantastique et de science-fiction dans le cadre des Métiers du Livre à l'IUT de Clermont-Ferrand durant une dizaine d'année.
Pour aller plus loin :>
La page de wikipédia sur Jean-Pierre Fontana.
Le site officiel de Jean-Pierre Fontana.



Merci à Mariedelabas pour la rédaction de cet article !

Note : nous ne savons pas qui a pris ce beau portrait de Jean-Pierre Fontana mais si le photographe se reconnait, qu'il n'hésite pas à nous envoyer un message (cocyclics@gmail.com) pour que nous puissions le créditer !

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