mardi 17 novembre 2015

Dans la tête d'une nouvelliste : Sylvie Lainé

Après la création de la nouvelle rubrique « Dans la tête d'un·e nouvelliste » et la publication d'une première interview avec Lionel Davoust en avril dernier, l'équipe Tintama(r)re est ravie de vous présenter un second volet, consacré à une auteure 100% nouvelliste.
Il s'agit, vous l'aurez deviné, de Sylvie Lainé, qui a très gracieusement répondu aux questions de Hatsh*.
Non seulement Sylvie Lainé écrit des nouvelles et des novellas, dont plusieurs ont été récompensées entre autres par le GPI et le prix Rosny aîné, mais elle intervient aussi régulièrement en festivals dans des tables rondes décortiquant ces formats. Ses histoires nous parlent de points de vue et de rencontres, désirées ou inattendues ; des thèmes précieux par les temps qui courent. Quatre recueils sont disponibles chez ActuSF et une nouvelle graphique chez Organic éditions. Pour lire ses autres textes, à vous de faire la chasse aux trésors dans les revues et les anthologies !

Sylvie Lainé, aux Intergalactiques 2015
Intergalactiques 2015, Lyon.

Bonjour et merci de prendre le temps de répondre à nos questions ! Vous êtes l'une des rares auteur·e·s 100% nouvellistes, avec deux novellas à votre arc : d'où vient votre attachement à ce format ?

Par la force de ce que permet d'exprimer le format court, sans doute en obligeant le lecteur à construire tout ce qu'on ne lui raconte pas. Une nouvelle bien faite, c'est une merveille d'immersion brutale et décoiffante. Parfois, en tant que lectrice, le format long m'ennuie un peu – un roman ou un cycle peut permettre de développer une familiarité avec le monde que l'on vous y propose, jusqu'à ce que l'on s'y sente chez soi - mais ce n'est pas ce que je recherche en priorité dans la SF, j'y cherche plutôt l'étrangeté du dépaysement.


Pour vous, y a-t-il des codes incontournables de la nouvelle à respecter et/ou à détourner ?

Il y a une règle à mes yeux qui compte encore plus pour la nouvelle que pour le roman : il ne faut jamais trop expliquer ni trop raconter. Il faut donner à vivre et à ressentir. Le fameux « Show, don't tell ». Disons que c'est une règle que l'on peut contourner, mais ça devient vite périlleux… Sinon, les règles du théâtre fonctionnent bien aussi : unité de temps, unité d'action. Difficile de raconter une histoire qui s'étend sur des décennies, difficile de multiplier les péripéties et les personnages, car sinon il y a un risque réel de produire un genre de résumé de roman qui ne fonctionnera pas en tant que nouvelle.


Comment travaillez-vous une nouvelle ? Suivez-vous ou avez-vous des rituels, des contraintes de temps ou de narration, des techniques d'écriture particulières ?

Pas de rituels, ni d'horaires, ni de règles, parce que ce qui m'intéresse c'est surtout de faire à chaque fois quelque chose de différent, sur un nouveau principe. Des choix préliminaires qui peuvent être difficiles : dans la peau de quel personnage vais-je être ? L'histoire sera-t-elle écrite à la première ou à la troisième personne ? Le récit est-il au présent ou au passé ? Ce ne sont pas de simples questions formelles. Cela change complètement le ressenti de l'histoire.


On vous présente comme une auteure de SF, pourtant un certain nombre de vos nouvelles a peu à voir avec la SF, mais plutôt avec le fantastique (La Bulle d'Euze, Un rêve d'herbe) ou même la blanche (Le prix du billet) : le genre s'impose-t-il au fil de l'écriture ou bien est-il choisi au préalable ? Que permet de faire la SF que ne permettent pas d'autres genres ?

C'est l'histoire qui choisit son genre. La plupart de mes histoires m'emmènent vers la SF, mais certaines vont ailleurs. Le Prix de billet comportait déjà en lui-même le principe du changement de point de vue, bien que effectivement ce soit de la blanche (c'est rigolo, j'ai l'impression d'être un dealer). Donc inutile de faire appel à la SF pour cette nouvelle-là. Mais la SF est idéale pour renouveler les questions, en changeant la manière dont on les pose.

Couverture du recueil Espaces insécables


Vous avez publié de très nombreuses nouvelles (combien, d'ailleurs ? ^^ ) et deux novellas, mais seulement quatre recueils. Dans les interviews publiées sur le site d'ActuSF, vous précisez que chacun possède un fil rouge ou un thème : le poids du regard pour Le Miroir aux éperluettes (2007), le choix pour Espaces insécables (2008), l'Autre pour Marouflages (2009), l'univers du space-opera pour L'Opéra de Shaya (2014). Chacun est préfacé de manière élogieuse (respectivement, Jean-Claude Dunyach, Catherine Dufour, Joëlle Wintrebert et Jean-Marc Ligny). Comment avez-vous choisi la composition de ces recueils ? Les préfaciers et préfacières ont-ils/elles participé à cette composition ?

Eh, oh, ça fait 3 questions ! (ça fait combien de questions en tout, du coup ? ^^ ) Bon, je viens de regarder ce qu'en dit la nooSFere, je dois avoir écrit une quarantaine de nouvelles, disons entre 40 et 50. J'ai composé les premiers recueils avec une proportion importante de textes déjà publiés (en revue, dans des anthologies) et devenus indisponibles, et la proportion d'inédits ou de textes très récents est allée en augmentant au fil du temps. Les préfaciers qui m'ont fait l'honneur et le plaisir de présenter les recueils sont intervenus alors que les recueils étaient déjà composés. (Et, curieusement, je n'ai pas cherché à solliciter des auteurs qui détestaient mes textes).


Vos nouvelles sont rarement « à chute », elles offrent plus souvent une résolution suivie d'une fin ouverte (Fidèle à ton pas balancé, Le Passe-plaisir, Grenade au bord du ciel) : est-ce délibéré ?

Même une nouvelle à chute peut toujours comporter une fin ouverte : une fin ouverte sur un après. Le monde ne s'arrête pas à la fin de l'histoire. Il y a un nœud ou un conflit dans le récit qui a été résolu, ou bien le point de vue que l'on a sur l'histoire a changé. Et après, la vie continue, on l'entrevoit derrière la fenêtre, après le mot fin. J'aime bien prendre le lecteur par la main et l'emmener en voyage, mais je déteste l'enfermer dans un train verrouillé – surtout quand on arrive au terminus.


L'un des textes parus dans L'Opéra de Shaya avait d'abord été écrit et publié dans l'anthologie Contrepoint dirigée par Laurent Gidon (Petits arrangements intergalactiques), qui avait pour ambition de présenter une anthologie sans conflit. Est-ce difficile d'écrire sans conflit en SFFF et dans des nouvelles ?

Ça dépend ce qu'on appelle un conflit. Pour une bonne histoire il faut des difficultés et des péripéties, des surprises, et pas seulement celles qui sont enrobées dans un Kind… dans du chocolat. Cela se fabrique avec des incompréhensions, des conflits d'intérêt, des conflits d'interprétation, des drames. Je peux l'avouer maintenant, j'ai réussi à ne mettre aucun conflit dans les Petits arrangements intragalactiques parce que le héros n'a pas d'interlocuteur avec lequel il pourrait entrer en conflit. Les Grocs sont peut-être intelligents, mais ils ne voient pas du tout l'intérêt d'une discussion avec le drôle de Sapinou qui va les soulager de leurs démangeaisons, comme doit le faire tout bon Sapinou. (Le narrateur, lui, se soucie d'un problème prioritaire et personnel). Et les petits arrangements sont bien INTRAgalactiques : on s'arrange entre voisins, on trouve des accommodements, on se rend des petits services.


Pour prendre une autre acception du conflit, celle du conflit narratif, avez-vous déjà essayé la narration sans conflit ? (par exemple : le kishōtenketsu)

Si je l'ai fait, c'est sans le savoir, comme Monsieur Jourdain.


Vous avez écrit deux novellas (Les Yeux d'Elsa en 2006 et L'Opéra de Shaya en 2014), toutes deux primées entre autres par le Grand Prix de l'Imaginaire : est-ce que cela a représenté un processus d'écriture différent ? Est-ce que ça a changé quelque chose à votre manière d'écrire des nouvelles ?

Les novellas ont eu un processus d'écriture différent, oui, parce que ce sont les seuls textes pour lesquels j'ai vraiment élaboré un scénario avant d'écrire. Ce sont des textes qui ont 3 niveaux de construction : le contexte (l'univers dans lequel l'histoire prend forme, ses règles), le scénario (les étapes du récit), et l'écriture, qui est la part où se fait l'immersion et où les personnages se mettent à exister. Je n'ai pas besoin de cela pour des nouvelles courtes, elles jaillissent sur tous les plans à la fois, avec moins de préméditation.


Quel rapport entretenez-vous avec les supports numériques ?

Je nettoie l'écran de ma tablette, j'essaie de ne pas oublier d'éteindre ma souris sans fil parce que sinon je dois changer les piles tout le temps, ça fait une éternité que je n'ai pas fait de sauvegarde sur ma station multimédia, et peut-être que je devrais faire un bisou au cloud ? Mais il reste très abstrait à mes yeux. Ai-je répondu à la question ? ^^


Quelle relation avez-vous avec votre lectorat ?

Je l'aime. Il m'aime. Nous nous aimons.
Sérieusement, avec les blogs, Facebook, les salons, les possibilités de dialogue et les retours que l'on a se multiplient, et c'est formidable. Je trouve complètement extraordinaire d'avoir touché des gens de tous les âges, de différents milieux, et du coup d'avoir pu échanger avec eux. Il y a ce moment un peu magique où la personne vous chuchote avec un peu de timidité : « en fait, celle que j'ai le plus aimé, c'est… » (c'est très variable, celle dont on me parle alors). Et en général, le lecteur continue : « vous savez, celle où… » et me la raconte un peu, en me regardant avec un peu d'inquiétude, car soudain il se demande si l'histoire que j'ai écrite (moi, cette parfaite inconnue qui me trouve à cet instant en face de lui) est vraiment à mes yeux la même que celle qu'il a lue – si je vais vraiment comprendre ce qu'il va m'en dire et ce qu'il a éprouvé.
Alors je suis toujours très heureuse à cet instant – c'est cela la magie des textes qui fonctionnent. Ils vous parlent à vous, d'une manière unique. Et face à un auteur qui m'a vraiment touchée, je ne peux que bredouiller lamentablement.

Couverture de L'Animal

Vous avez écrit un livre graphique avec Francis-Olivier Brunet et Philippe Aureille (L'Animal, Organic éditions, 2014) : est-ce une nouvelle ou une novella graphique ? Est-ce que c'était un défi ? Les nouvelles bénéficient parfois d'illustrations dans les anthologies, mais presque jamais dans les recueils : est-ce que mêler texte et image est évident pour un format court non-jeunesse ?

Ça fait encore 3 questions. Donc si on s'en tient à un strict critère de longueur du texte, c'est une nouvelle graphique. Un défi ? Oui, au sens où c'est une expérience que je n'aurais jamais imaginé faire un jour, et qui a été passionnante – et j'adore le résultat de ce travail à trois. Pour la 3e question, je ne la comprends pas. Évidemment ce n'est pas pour la jeunesse. Oui c'est du court. Mêler texte et image, c'est le principe même d'une nouvelle graphique – mais le principe de la collection ici est que c'est le peintre ou le plasticien qui commence, et que l'auteur intervient après, dans l'univers du plasticien. Donc c'est plutôt l'auteur qui « illustre » (avec un texte) les tableaux et les images. Il n'y a jamais d'évidence dans une collaboration, surtout quand chacun a son langage propre. Après, si la question concerne le positionnement marketing, elle devrait plutôt s'adresser à l'éditeur…


Pour finir : à quand le prochain recueil ? :D

Bientôt. Et puis aussi des nouvelles en revue, un lettre qui est un genre d'essai, la direction d'une anthologie prochainement… Des projets de toutes sortes, et j'adore ça.


Liens :


Note :

* Notre rédac' chef, qui a reçu 50 coups de fouet pour s'être trompée dans un titre et pour avoir confondu interview et shampoing "formule 3-en-1". [haut]